Pierre souhaite céder son exploitation et prendre une retraite méritée. Quel montant peut-il en tirer? Que valent ses champs en propriété, ses baux, ses parts sociales en coopérative, ses droits à prime, son exploitation dans sa globalité donc?
Quel(s) repreneur(s) trouvera-t-il? Quel prix est-il prêt à payer? Quels prêts bancaires lui seront accordés? Est-il obligé, contraint, de payer tout le fruit économique et capitalisé de Pierre pour se lancer lui même dans ce métier?
Le jour où la loi #EGAlim, censée garantir un revenu décent aux
agriculteurs, arrive dans l'hémicycle, il serait judicieux de s'assurer
que les-dits agriculteurs seront à même de profiter de cette éventuelle
hausse de niveau de vie (et nous en sommes loin).
Les termes agri-manager, agri-entrepreneur sont désormais incontournables dans l'analyse agricole. Sont-ils réellement appropriés, à quelles conditions?
En économie, il y a au centre du concept d'entrepreneur la création destructrice
de Joseph Schumpeter: "la croissance est un processus permanent de
création, de destruction et de restructuration des activités
économiques.
L'un des déductions que l'on peut en tirer, c'est que l'entrepreneur
n'est pas obligatoirement sous la menace d'un effet de rente. Que grâce à
ses idées, à ses innovations, à ses talents de gestionnaire, il peut
créer une entreprise, et des richesses, presque ex nihilo, en tout cas
sans avoir à racheter un outil préexistant, à passer sa carrière
d'entrepreneur à rembourser la valeur économique d'origine de cet outil.
Et le cas échéant, il peut le développer presque sans limite.
En agriculture... ce concept est largement nul et non avenu. Car
l'activité agricole est intrinsèquement liée au foncier, et à d'autres
actifs, matériels ou immatériels, essentiels et largement non
reproductibles.
I. Le Foncier
Si on laisse faire le marché, absolument librement, plus la production
agricole sera lucrative, plus le foncier prendra de la valeur.
Normal me direz-vous?
Pas du tout, car l'agriculteur a cette capacité particulière ancrée en lui: la résilience!
Cette qualité en temps de crise, qui lui permet de vivre de rien pendant
de longs mois, se transforme en malédiction en temps de prospérité car
il sera enclin à investir tous ses revenus supplémentaires dans son
outil de travail, créant des bulles et une inflation des prix de tous
les intrants.
Si une activité agricole est lucrative, le sous-jacent foncier indispensable absorbe presque toute la richesse créée!
Les terres atteignent donc naturellement des prix stratosphériques,
elles sont en réalité transmises par des stratagèmes intra-familiaux ou
pseudo-financiers, aucun entrepreneur digne de ce nom n'acceptant de payer à l'origine ce qu'il gagnera par son talent le reste de sa carrière.
Le cas des licences de taxi illustre bien cette impasse, l'adage "Le paysan vit pauvre et meurt riche" aussi.
Le marché du foncier, et le calcul des loyers exigibles par les
propriétaires, est largement réglementé en France, et l'on doit s'en
féliciter. Le droit de préemption des Safer, les autorisations
d'exploiter et les indices de fermage permettent d'éviter une
augmentation inconsidérée de la valeur des terres condamnant
l'exploitant à rembourser des annuités exorbitantes ou à payer des
loyers spoliateurs.
Si l'on doit réformer ce système français, c'est simplement en le
renforçant, en luttant contre les passe-droit et abus népotiques en
commissions.
II. Les bâtiments et leur construction
Un autre aspect central de bien des activités agricoles, ce sont les
bâtiments d'exploitation. Si la construction de nouveaux bâtiments est
rendu compliquée par un excès de règlements administratifs,
l'entrepreneur-paysan se verra obligé d'acquérir des bâtiments existants, ce dont les cédants, c'est la nature humaine, ne manqueront pas de profiter.
Laisser de nouveaux bâtiments pousser ici ou là, c'est, au-delà d'une
exigence de confort de travail et de technicité, apporter de la fluidité
dans l'économie agricole et lutter contre les effets de rentes.
III. Le "Droit à Vendre"
Cet actif immatériel est particulièrement indispensable pour les productions agricoles (très) périssables, comme le lait.
On peut évidemment évoquer les cas de la transformation à la ferme et de
la vente directe: ces circuits courts sont très intéressants mais ne
sauraient répondre à la grande majorité des besoins alimentaires de la
population.
Pour vendre du lait, un producteur doit donc le plus souvent se
regrouper en coopérative de collecte/transformation ou livrer à un
industriel privé. Il est donc lié par un contrat stipulant, entre autre,
la quantité à livrer, la référence.
Dans le cas des coopératives, le producteur détient des Parts Sociales,
dont la valeur nominale est déterminée par le Conseil D'Administration
de la coopérative (selon ses besoins financiers), et dont le producteur
s'acquitte.
Véronique Le Floc'h, responsable de l'OPL, demande que ces parts sociales soient réévaluées en fonction de la valeur de l'outil coopératif.
Et donc que au départ en retraite des coopérateurs, ou en cas de
cessation d'activité, la coopérative leur rembourse un montant
équivalent, non pas à la valeur nominale de ces parts sociales, mais à
leur valeur économique. Encore un effet de rente à proscrire! Qui
d'autres, sinon les nouveaux coopérateurs, et ceux qui continuent leur
activité, devraient accroître le patrimoine de l'ex-producteur?
La coopérative est au contraire l'entité idéale pour que la profession
laitière garantisse la solidarité nécessaire entre générations, et la
pérennité de l'élevage laitier familial.
Ni le contrat, ni la référence, ni les parts sociales (au-delà de leur
valeur nominale) ne doivent être l'objet de cession lucrative.
Car encore une fois, un entrepreneur digne de ce nom ne pourra jamais
accepter d'acquérir un actif essentiel, à sa valeur économique, alors
qu'il a la certitude de ne pouvoir le développer (un hectare est un
hectare, un litre de lait est un litre de lait, par définition).
Le cas des droits au paiement des aides PAC, encore essentiels à
l'existence des exploitations agricoles, est évidemment similaire. Ils
ne doivent en aucun cas être monnayables.
Les risques d'effets de rentes sont, on le voie, bien trop nombreux dans
l'économie agricole pour qu'on laisse à la fois "faire le marché" et
que l'on y attire des entrepreneurs avisés, que l'on permette aux
agriculteurs de profiter de leur revenu, non pas pour payer un prix
toujours plus élevé pour le droit de travailler, mais pour vivre!
Imaginerait-on un directeur financier ou général payer pour le droit
d'occuper son poste? Dans l'Ancien Régime cela s'appelait une Charge,
donc une rente, une prime à l'ordre établi, une entrave au dynamisme.
Entre la création destructrice schumpéterienne débridée et l'économie administrée kolkhozienne, il y a le bon sens, la régulation souple, intelligente, durable.
Pas de revenu garanti, pas non plus de revenu indécent avec la
perspective incertaine d'un patrimoine conséquent, mais des
agriculteurs, des paysans travaillant pour aussi s'épanouir dans leur
vie, prendre des vacances, passer du temps en famille.
Encore faudra-t-il que les prix de nos productions nous permettent de
dégager un revenu, et que celui-ci ne soit pas pressé comme un citron
par les effets de rente.
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